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Le Réseau PROSPER reçoit Dominique VERMERSCH, Recteur de l'Université catholique de l'ouest, pour échanger sur "l'éthique en recherche : d'aujourd'hui à demain"

Cette partie de la réunion plénière du Réseau PROSPER du 8 mars 2016 a été préparée et introduite par Marie de LATTRE-GASQUET, qui a invité Dominique VERMERSCH, agronome de formation et docteur en sciences économiques, membre (2008-2016) du Comité consultatif commun d’éthique pour la recherche agronomique (INRA-CIRAD), à venir partager avec le Réseau PROSPER sa vision et son expérience en matière d’éthique dans le champ de la recherche, dans une visée prospective.

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Présentation de Dominique VERMERSCH, Recteur de l’Université Catholique de l’Ouest

Il n’est pas étonnant qu’un agronome de formation s’intéresse à l’éthique, car la terre est une source d’inspiration éthique et morale. C’est sans doute pour les mêmes raisons qu’une réflexion éthique intéressante a pu se développer au CIRAD ou à l’INRA. D’ailleurs, dans les premiers cadres épistémologiques posés par les Grecs, le savoir – considéré  au départ comme philosophique – était symbolisé par un champ entouré d’une clôture, cette clôture représentant la logique, que nous ne construisons pas mais qui nous est donnée. La terre de ce champ symbolise la physique (physis = la manière de se représenter la nature), sur laquelle poussent diverses espèces de plantes, qui constituent l’éthique. La logique, la physique et l’éthique se trouvaient ainsi rassemblées et articulées. La réflexion éthique est donc un exercice d’articulation de savoirs issus de disciplines extrêmement différentes, ce qui nécessite de développer un langage commun pour pouvoir procéder à cette articulation.

Récemment, le président de l’Université de Stanford John L. Hennessy, invité à exprimer la vision du futur de l’université qu’il s’apprêtait à quitter, insistait sur deux aspects majeurs : tout d’abord que les étudiants soient initiés à l’art et pratiquent des activités artistiques, source de créativité, ensuite que l’enseignement de l’éthique accompagne tout le cursus universitaire. Cette déclaration s’inscrivait notamment dans le contexte actuel de « numérisation du monde », qui appelle à redéfinir ou du moins à préciser ce qu’est l’« humain ».


De l’universalisme du modèle de la nature au relativisme des cultures et logiques humaines

Les réflexions éthiques se développent aujourd’hui dans le cadre nouveau d’une observation du relativisme du bien et du mal suivant les cultures, mettant à mal l’idée d’universalisme qui prévalait dans des temps plus anciens. Abandonnant son fondement universaliste, qui la mettait en position surplombante, la réflexion éthique se trouve en compétition, voire souvent un peu dépassée, par d’autres logiques motrices. Un bon exemple en est donné par les cinq scénarios du Réseau PROSPER sur « le métier de chercheur en 2030 », où ce sont clairement des considérations économiques qui fondent les différences entre trajectoires, l’éthique venant ensuite s’inscrire dans ce contexte économique. Elle le fait alors sous l’expression d’injonctions morales, par exemple dans la rhétorique de la compétitivité.

Mais, dans le monde actuel qui semble ainsi piloté par l’économie, n’est-ce pas in fine l’éthique que nous nous donnons, individuellement et collectivement, qui donne forme à l’innovation ? Ainsi, les innovations technologiques d’un organisme comme l’INRA prennent forme dans une variété d’éthiques qui l’environnent et auxquelles elles s’adossent (le productivisme à une époque, la politique agricole commune plus récemment, etc.). Donner des clés de décryptage de cette inscription de l’éthique dans son contexte apparaît donc nécessaire.

Ainsi, pour reprendre l’exemple de l’ouvrage « 2100 : récit du prochain siècle », la période jusqu’environ 2030 apparaît comme étant dans un contexte de « surdétermination », au sens où la tâche de recherche, la tâche universitaire de production et de transmission des savoirs est aujourd’hui marquée par une rhétorique économique, une rhétorique de la compétitivité, qui la prive des degrés de liberté qui seraient indispensables à un exercice correct de l’activité. Or c’est justement là le champ de l’éthique : celui de la liberté dont dispose chacun pour faire des choix.

Parmi les nombreuses définitions de l’éthique qui ont été données, Paul Ricœur la définit comme la visée de la vie bonne, avec et pour autrui, dans des institutions justes. Ceci suppose une définition du bien et fixe un objectif à atteindre, ce qui est fréquemment contesté. Un scientifique, qui aura le réflexe de transposer la démarche scientifique dont il a l’habitude vers la démarche éthique, passera ainsi d’une réflexion en termes de vrai et de faux à une réflexion en termes de bien ou de mal[1]. Chez les Grecs, les transcendantaux que sont l’être, le vrai, le bien, le beau… communiquent entre eux. Ces notions communiquent entre elles, le vrai dit quelque chose du bien et le bien dit quelque chose du vrai. Cette intuition est aussi à l’origine de la réflexion éthique.

L’éthique est aussi quelque chose de concret. Ainsi les Grecs pour qui, comme déjà indiqué, la nature était une source d’inspiration éthique et morale, avaient observé que les animaux se couchaient le soir toujours au même endroit, se donnant des règles stables d’existence dans un monde qui changeait de façon cyclique (les saisons), les incitant à transposer cet enseignement de la nature qui ne pouvait être que bon. Ce lien à la nature se retrouve d’ailleurs dans la filiation étymologique de l’éthique qui a conduit au terme « étable ». Cette imitation de la nature avait aussi une composante technique (technè), une mise en forme de la nature (par exemple le travail du bois pour en faire des objets utiles à l’homme) mais qui ne pouvait s’imposer durablement à la nature, la nature ayant toujours le dernier mot.

Au fil des siècles, les grandes découvertes scientifiques et l’observation d’un certain nombre d’ « imperfections » de la nature ont progressivement affaibli cette idée de trouver la source de perfection éthique dans la nature. Néanmoins, par une sorte de retour aux origines, les controverses actuelles autour des innovations technologiques (OGM etc.) reviennent se nourrir de la référence au modèle de la nature, et à ses règles considérées comme étant bonnes a priori. Mais l’universalité de l’injonction morale est globalement battue en brèche par le développement de l’individualisme moral et méthodologique (« c’est moi qui décide ce qui est bien ou mal »).


Trois voies pour fonder les valeurs qui sous-tendent la démarche éthique

Comment, dans le contexte qui vient d’être décrit, fonder aujourd’hui la réflexion et l’argumentation éthique ? La référence aux « valeurs » en devient la base. La question qui se pose alors est celle de l’origine de ces valeurs. Une autre définition de l’éthique peut ainsi être donnée, comme étant l’art de répondre raisonnablement à la question « Que faire ? ». Vouloir répondre à cette question, c’est admettre que l’on ne peut pas laisser les choses suivre leur cours sans intervenir, que l’on ne peut donc pas laisser faire la nature. Pour Paul Ricœur, le premier moment de l’éthique est celui où on se démarque de la nature et de ses lois (ce qui n’empêche pas de continuer à dialoguer avec cette nature). Ceci conduit à une situation de crise (krisis), c'est-à-dire une situation qui invite à prendre une décision. Cette décision va se référer à des principes d’action, et plus généralement à des valeurs. Il existe trois voies pour fonder des valeurs, voies qui sont interdépendantes.

La première est la voie religieuse. Les valeurs dérivent d’une croyance religieuse : « Dieu a dit que », ce qui est transcrit dans un texte (le Décalogue, la Torah…). Cette éthique a en général une prétention à l’universel, mais elle est parfois difficile à imposer à ceux qui n’adhèrent pas à cette croyance religieuse. Des traits communs existent néanmoins entre différentes religions, que l’on peut qualifier de « lois naturelles » (= lois de la nature humaine). Cette manière de fonder l’éthique est une voie « raisonnée », le dialogue entre la foi et la raison pouvant être tumultueux dans l’établissement des règles.

La seconde voie est métaphysique, c’est-à-dire au-delà de la physique, au-delà de la nature. Cette voie s’inspire de la démarche scientifique, en ce qu’elle repose sur un corps d’hypothèses dont certaines ne peuvent pas être démontrées. Les mathématiques s’appuient sur des axiomes, terme qui vient du Grec axis qui désigne la valeur. Ainsi, on peut fonder l’éthique sur un axiome du type « il vaut mieux être que de n’être pas », évidemment impossible à démontrer mais qui a vocation à être partagé par tous. On en déduit qu’être, c’est bien. On peut ensuite préciser ce que signifie être : être bien vivant, être de plus en plus vivant… ce qui débouche sur des valeurs de progrès et des valeurs de conservation. Certaines de ces valeurs vont se trouver en tension, voire orthogonales, et vont devoir dialoguer entre elles.

La troisième voie pour fonder les valeurs est la voie pragmatique, qui peut se résumer par l’adage « ça marche, donc c’est bien ». Cette voie est particulièrement invoquée par les promoteurs d’innovations technologiques destinées à apporter des bénéfices de différentes natures, comme ce que sont censés apporter les OGM. Les valeurs qui en dérivent sont notamment des valeurs d’efficacité. Le souci de perfection que l’homme avait pour lui-même se déplace donc vers l’objet technique, on se rapproche de l’utilitarisme en ce que « la fin justifie les moyens ». Ce qu’on attendait de Dieu hier (la santé etc.), on le demande aujourd’hui à la technique.

Pour comprendre de quel type d’éthique un acte relève, il faut observer trois aspects : l’objet de l’acte (ce qui se voit), l’intention (la face intérieure de l’acte), les circonstances (tout ce qui est autour de l’acte, y compris les conséquences). C’est la manière de mobiliser ces trois critères qui permet de dire de quel type d’éthique cet acte relève.

Pour conclure, au-delà de toutes les évolutions que l’on a pu observer, une question centrale pour le référentiel de l’éthique reste le statut moral de la nature. L’ethos des Grecs était une portion de la nature dont l’homme faisait sa demeure : demeurer dans un agir juste nécessite une demeure (demeurer-demeure ; habitat-habitus…). Par extension, pour les Grecs, la demeure était la communauté de convictions, la nature étant la première source d’inspiration pour fonder ces convictions. Quels seront demain les fondements de la réflexion et de l’argumentation éthique ? Voilà une bonne question de prospective !

 

Echanges suite à la présentation

[ Avertissement : Il n'est pas usuel de faire figurer les échanges ayant suivi les présentations faites lors des réunions du Réseau PROSPER. Mais ceux ayant suivi l'exposé de Dominique VERMERSCH étant essentiellement dans le champ de précisions apportées sur les concepts et leur mise en oeuvre, ils ont été rapportés ici]

Quelle différence y a-t-il entre éthique et morale ?

=> L’éthique est du côté de la science, du formel, de la discipline, de la théorie. Elle vise à répondre à la question « qu’est-ce que le bien ? » pendant que la morale viserait à répondre à « comment accomplir le bien ? » (côté pratique). Dans l’éthique, il y a le souci d’argumenter, de raisonner les valeurs que nous adoptons.

Toutes les références citées ici sont relatives à la Grèce, et d’une manière plus large au monde occidental. Y a-t-il des différences notables d’approche dans d’autres parties du monde ? Quid de l’universalisme ?

=> Les lois naturelles qui ont été évoquées conduisent à des invariants, qui ouvrent néanmoins sur des discussions. Ainsi l’importance attachée à la vie débouche sur des questions liées à la fin de vie ou à son début. Par exemple, est-ce que le zygote est une personne humaine ?

Comment s’articule l’éthique avec les questions d’inégalités, si présentes dans le monde d’aujourd’hui ?

=> La question éthique renvoie vers la sphère du bien, alors que l’inégalité est relative à la sphère du juste. Des différentes manières d’articuler le bien et le juste se déduit tout le catalogue des éthiques contemporaines. Ainsi l’utilitarisme, qui va chercher à maximiser la somme des bien-être et des utilités, peut conduire à un juste profondément inégalitaire. Il y a donc une dimension sacrificielle inhérente à l’utilitarisme. A titre d’illustration, Churchill, qui savait ce qui allait se passer après avoir percé le code de communication allemand, a laissé bombarder Coventry pour préserver Londres. Le bien va donc primer sur le juste. Une telle éthique, qui se donne une fin, est qualifiée de téléologique. A l’inverse, les doctrines déontologiques se réfèrent au devoir vis-à-vis d’autrui, à travers un certain nombre de valeurs inaliénables (« tu ne tueras pas »), et vont subordonner le bien au juste.

On pourrait s’attendre à ce qu’une des voies pour fonder les valeurs soit la loi, résultat d’un débat et d’une décision collective. Cette voie, qui n’a pas été évoquée dans la présentation, n’est-elle pas envisageable ?

=> En fait, on est toujours plus ou moins dans le cadre d’une loi, qu’elle soit de nature religieuse, scientifique ou pragmatique. La transcrire dans le champ juridique ne la change pas, elle ne fait que lui donner un statut différent.

Dans la voie pragmatique, peut-on s’arrêter à « ça marche, donc c’est bien », sans apprécier la valeur réelle de l’acte ?

=> La voie pragmatique vise l’efficacité, donc si c’est efficace, c’est bien. Mais c’est évidemment très discutable au regard d’autres critères de valeur ! Ainsi, les pesticides sont efficaces, c’est pourquoi on les a adoptés. Mais on peut aussi s’interroger sur les résidus et les effets à long terme.

Peut-on comparer les valeurs de la voie religieuse et de la voie pragmatique ? Les valeurs religieuses sont posées au départ, la voie pragmatique juge d’un résultat, ce qui n’est pas de même nature.

=> Il y a des points de rencontre : ainsi, tout le discours libéral de l’économie vise à l’efficacité, en arguant du fait qu’in fine cela va servir l’équité.

Entre l’éthique et les valeurs, qui interagissent, laquelle des deux notions précède-t-elle l’autre ? Et, question qui en découle, comment s’applique la réflexion éthique du scientifique à des objets qui n’existent pas encore (jusqu’ici, la science s’intéressait à des choses qui préexistaient, mais aujourd’hui elle concerne aussi des choses qui n’existent pas encore dans la nature) ?

=> On est effectivement dans une problématique de la poule et de l’œuf, c’est ce qui conduit à la voie métaphysique où on pose certaines valeurs au départ, pour en dériver ensuite tout le système de valeurs. Concernant la question des objets qui n’existent pas encore, on pourra se reporter aux travaux de Jean Ladrière (1921-2007) – philosophe à l’université de Louvain – sur les théorèmes de l’imitation, le conduisant à appréhender l’éthique dans un schéma gödelien. Il a ainsi travaillé sur la question de la substitution entre le vécu et le construit.

Pour beaucoup de personnes, l’éthique est associée à une idée d’absolu. Or l’éthique n’est jamais qu’une construction humaine, entachée de la relativité de l’homme. La voie pragmatique n’émerge-t-elle pas alors comme la voie du moindre mal, d’une sorte de « Realpolitik », ce qui est un peu déroutant pour un scientifique ?

=> S’agit-il de relatif ou de transitoire, dans le cadre d’une recherche en cours ? Il y a la recherche de perfection derrière l’idée d’absolu.

Les lois de la nature (la physique à laquelle se réfèrent les Grecs) ne sont-elles pas elles-mêmes déjà une représentation de la nature, à travers nos filtres ?

=> Toute physique de la nature cache effectivement une part de métaphysique, c’est-à-dire une manière a priori d’appréhender la nature. Il faut être conscient qu’entre la description et l’action (l’application de ce qu’on a appris ou compris), il y a un aspect métaphysique.

L’éthique a été présentée ici comme la décision que prend chacun en accord avec ses valeurs. Quel lien peut-on faire entre ce concept individuel et intériorisé, et ce que font les Comités d’éthique, de plus en plus présents dans l’activité de recherche ?

=> L’exercice d’un Comité d’éthique consiste à confronter des points de vue différents pour rechercher un terrain d’entente sur la manière d’appréhender un champ de recherche, de conduire une activité de recherche ou d’en utiliser les résultats. De ce point de vue, il serait très intéressant de regarder, dans un esprit prospectif, la manière dont sont rédigés les avis des Comités d’éthique. Ils sont en général bien loin de ce qu’on en retient ensuite dans les medias, où on les utilise souvent pour leur faire dire le bien et le mal.

Compte tenu des mésusages que l’on observe des travaux des Comités d’éthiques, dont l’exploitation orientée sert parfois d’abord les intérêts de certains groupes d’opinion, ne faut-il pas se poser la question de la valeur éthique de la mise en place des Comités d’éthique ? Finalement, l’activité des Comités d’éthique est-elle éthique ?

=> Le premier intérêt des Comités d’éthique est d’exister, de replacer la question éthique dans le champ de vision des acteurs de la recherche, de produire une matière qui nourrit la réflexion que chaque chercheur peut ensuite mener dans le cadre spécifique de ses recherches. Mais il faut effectivement s’interroger sur les dérives possibles pour mieux les éviter.


[1] "…La séparation originaire entre le bien et le mal, qui est déterminante pour la validité d'une proposition normative, correspond, dans l'ordre éthique, à la séparation originaire entre le vrai et le faux, qui est déterminante pour la validité épistémique d'une proposition descriptive, dans l'ordre du savoir." (Jean Ladrière)