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Henri VERDIER, Directeur interministériel du numérique et du système d’information et de communication de l’État (DINSIC), est invité par le Réseau PROSPER à esquisser une vision prospective de "la mise en données du monde" et du rôle de L’Etat plateforme

Au cours de cette conférence, destinée à stimuler la réflexion entreprise par le Réseau PROSPER sur les profonds changements induits par la conjonction du Big et de l'Open Data en recherche, Henri Verdier insiste sur deux messages : d’une part qu’il est temps d’apprendre à penser comme si nous avions une copie numérique complète du monde, d’autre part que le rôle de l’Etat est fondamental dans le champ du numérique, pour développer la prospérité et garantir la souveraineté.

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[ N.B. il s'agit ici d'une retranscription qui n'a pas encore été validée par l'intervenant]


Il est temps d’apprendre à penser
comme si nous avions une copie numérique complète du monde

D’ici dix ans, on saura tout sur tout, à travers ce que mesureront des capteurs qui ne coûteront plus rien et seront disposés partout, avec une très grande inventivité, conduisant à « la ville intelligente », « la maison intelligente », « la chemise intelligente », etc.

Personne ne peut plus échapper au phénomène d’échange permanent de données : le monde social dans lequel nous vivons a aujourd’hui une composante numérique forte, chacun doit apprendre à maîtriser l’image sociale qu’il donne de lui-même par le numérique. Chacun doit décider s’il parle ou non de sa vie privée sur les réseaux sociaux, s’il a beaucoup ou peu d’amis, etc. Il y aura ceux qui sauront avoir une stratégie maîtrisée et les autres, il y aura les dominants et les dominés, des geeks et des ploucs.

Il y a aujourd’hui des milliers de processus qui ne sont pas encore numérisés, mais le seront dans un avenir proche. Quand on informatise les cartes de cantine, on crée un système d’information numérique, qui permet de savoir qui mange quoi, à quelle heure, avec qui : on imprime quasiment une sociologie entière de l’organisation dans les cartes de cantine. Au niveau de l’Etat, on fait naître des systèmes d’information nouveaux à peu près toutes les semaines. On ne peut pas imaginer de processus qui échappe à cette logique à l’horizon 2040.

Le fait que le coût du traitement de ces données diminue sans cesse, et se rapproche de zéro, conduit à la multiplication des applications, avec une très grande variété des techniques (ou stratégies) d’utilisation de ces données. Dans le domaine de la statistique, l’aspect qui surprend le plus est la non interopérabilité des demandes. La statistique, tout en étant une vraie science, est aussi une technique de pouvoir (étymologie du terme : science de l’homme d’Etat). En éclairant l’homme d’Etat, cette technique est contemporaine d’une vision de ce que doit être l’organisation des pouvoirs. Mais a-t-on vraiment besoin d’un modèle statistique pour prendre toutes les décisions ? Ainsi, le pompier a-t-il besoin de connaître les causes profondes des incendies pour voir quels sont les immeubles les plus urgents à visiter préventivement ?

Des changements profonds s’annoncent,
mais deux règles de puissance vont continuer à s’appliquer

Les idées, les organisations et les technologies co-évoluent et se stabilisent mutuellement, mais un brusque déséquilibre de l’une crée des turbulences dans l’ensemble. Une illustration en est donnée par  les progrès techniques en matière d’électricité il y a un siècle : les ascenseurs permettent aux riches, qui habitaient en bas, de migrer vers le haut des immeubles ; le cinématographe permet le développement d’un art nouveau, etc. Aujourd’hui, tous les signaux annonciateurs d’une nouvelle révolution industrielle sont là. La précédente nous a valu l’école de Jules Ferry, meilleure utilisation à l’époque des techniques de pouvoir disponibles, pour massifier l’éducation : des enfants regroupés par trente, des enseignants spécialisés, des cours d’une durée toujours égale à une heure ; en 1830, François Guizot imaginait même qu’on enseignerait le même cours, le même chapitre en même temps dans toute la France… La révolution numérique, qui va profondément changer les techniques disponibles, aura un impact profond sur les idées et les organisations en matière d’enseignement.

Même si on ne peut pas tout prévoir, on peut quand même s’appuyer sur deux règles dans ces situations de changement. La première est la puissance de la multitude. Ainsi Wikipedia, dont les professionnels des encyclopédies se sont tant moqués au début, est aujourd’hui devenu une référence. En fait Wikipedia relève d’un design très sophistiqué, avec des règles d’interaction d’une communauté, des règles d’arbitrage de conflits, de ce qui est apparent ou dissimulé etc. Il a fallu dix ans d’observation du fonctionnement et d’ajustements pour y arriver mais, en même temps, on ne veut pas que cela se fige et on souhaite que les anciens ne s’incrustent pas en rigidifiant le système. Cette question de l’optimisation d’un système collaboratif est une vraie question de recherche ! Google est aussi un exemple intéressant, même si ici les gens ne sont pas des contributeurs volontaires à l’édification d’un commun. Le trait de génie de ses concepteurs a été d’utiliser le travail des millions d’internautes qui, en faisant des liens hypertextes, ont de fait indexé tout ce qui est accessible sur internet : il suffisait donc d’extraite l’intelligence latente de tous ces liens hypertextes (probablement par des chaînes de Markov). C’est une difficulté réelle pour les institutions, de savoir prendre en compte toute l’intelligence qui existe en dehors de ses murs : bien sûr, il y a de vrais métiers qui ne s’inventent pas, mais sur chaque micro-sujet il y a sans doute un blogueur quelque part qui en sait plus.

La seconde règle concerne la puissance des stratégies de plateformes, et partant de là la plateformisation du monde, la plateformisation de l’économie. Pour l’Etat, c’est une vraie question, de savoir comment utiliser les stratégies de plateformes au service de l’intérêt général et de la puissance publique. L’intérêt des stratégies de plateformes trouve une illustration dans ce qu’a fait Apple avec l’App Store : plutôt que de développer les applications en interne, on a permis aux développeurs du monde entier d’utiliser facilement la boussole, la puissance de calcul, l’appareil photo, la géolocalisation, etc. Il y a aujourd’hui plusieurs millions d’applications dans l’App Store, c’est-à-dire plusieurs millions d’années-hommes de travail d’ingénieur, sur lesquelles Apple prélève 30% du chiffre d’affaires ! Facebook et Google (et d’une manière générale tous les géants du numériques) ont aussi des stratégies de plateformes, avec des manières d’agir plus ou moins insidieuses. On voit bien que la puissance publique doit aussi se positionner sur les plateformes.

L’Etat, détenteur de multiples données,
doit d’abord apprendre à les utiliser, ce qui demande de l’imagination !

Il ne suffit pas de détenir des données, il faut encore savoir qu’en faire. Et, à cet égard, il existe une grande variété de stratégies d’actions possibles. Mike Flowers, qui a créé la cellule d'analyse prédictive de New York, raconte comment, sur chaque question à étudier, l’imagination était à l’œuvre pour développer une stratégie particulière, souvent très originale. Ainsi un trafic de médicaments a été démantelé en cartographiant les poubelles contenant les seringues usagées, puis les pharmacies qui en étaient proches ; les meilleurs endroits pour booster le développement économique de la ville ont été identifiés en faisant du rétro engineering sur la stratégie d’implantation de Starbucks. Pour Mike Flowers, c’est en allant sur le terrain que le développeur va comprendre ce qu’il peut utiliser et comment : pour développer une application pour les pompiers, il faut aller passer un moment de vie avec eux, voir par exemple s’ils reçoivent leur feuille de route sur une imprimante ou sur leur smartphone. Car la condition du succès, c’est le « zero cost implementation », c’est-à-dire l’absence d’impact sur les process, la hiérarchie, la gouvernance.

Des stratégies de régulation très fines peuvent aussi être mises en place, à condition de bien comprendre les ressorts des comportements individuels. Ainsi David Rose, du MIT Media Lab, explique que l’efficacité régulatrice des panneaux lumineux, qui indiquent leur vitesse aux conducteurs de véhicules, repose sur un rappel public et partagé, en temps réel, de l’écart à la norme ; si l’ensemble de ces conditions n’est pas réuni, le rappel est sans effet. Si on transpose cela dans le domaine de la régulation des dépenses la santé, plutôt que de s’épuiser en discussions pour savoir s’il vaut mieux un contrôle comptable ou un contrôle médicalisé, on pourrait imaginer que le médecin, au moment où il rédige sa prescription, voit apparaître à l’écran ses statistiques de prescription par rapport à une norme ou à la moyenne de ses confrères.

Dans le champ du numérique, le rôle de l’Etat est fondamental
pour développer la prospérité et garantir la souveraineté

Les référentiels partagés peuvent aussi avoir un impact très fort : ainsi, la Ministre du numérique et des télécoms du Togo explique que, dans son pays, il n’y a pas de classe moyenne parce qu’il n’y a pas de cadastre, donc pas de propriété démontrable (par exemple pour cautionner un emprunt bancaire) ; développer un cadastre numérique, aisément accessible, est donc un projet essentiel pour le développement économique du pays. Ce genre d’exemple est très utile pour montrer aux décideurs de l’Etat que donner gratuitement accès aux données permet à l’ensemble des utilisateurs de rationaliser leurs stratégies et crée globalement beaucoup plus de valeur pour la collectivité que l’exploitation des données par leur seul détenteur étatique.

La plateformisation du monde est, pour l’Etat, un sujet préoccupant, principalement pour des questions de souveraineté. Comme déjà indiqué, il n’y aura plus de privacy dans trente ans, il faut donc apprendre à faire des stratégies à code apparent, des stratégies apparentes. Si toute action du quotidien passe par une plateforme géante d’un GAFA (choisir un itinéraire, prendre un rendez-vous, envoyer un mail…) et leur fait au passage gagner de l’argent, on se retrouve en position de servage : comme le métayer qui passe sa vie à cultiver la terre des autres et n’a plus rien lorsqu’il arrête, chacun de nous travaillera quotidiennement pour enrichir les détenteurs de plateformes.

Lorsqu’on parle de l’Etat-plateforme, il y a un double sujet : d’une part une nouvelle philosophie de l’informatique et de la création de valeur et de services, d’autre par un vrai nouveau rôle de la puissance publique pour desserrer un peu l’étau. L’Etat ne doit pas devenir lui-même un GAFA, mais il doit garantir que vont persister des communs, par exemple en soutenant des plateformes comme Openstreetmap ou l’initiative sur le code lancée par l’INRIA. Peut-être faut-il simplement donner des ressources à ceux qui développent des communs. Ainsi la mise en open data de la base SIREN répond à un objectif d’ordre géopolitique : celui d’éviter que dans dix ans les entreprises françaises soient indexées selon la nomenclature Bloomberg.

Des plateformes matérielles aux plateformes numériques,
une nouvelle approche dans la continuité de l’action de l’Etat

Même si la puissance publique a encore beaucoup à apprendre sur ce qu’est la plateformisation numérique, mettre en place des plateformes n’est pas fondamentalement quelque chose de nouveau dans son histoire. Le prince médiéval qui créait une place de marché, traçait des routes pour y venir et en définissait les horaires et les règles ne faisait pas autre chose. Les pouvoirs publics ont aussi beaucoup de facilité pour mobiliser les énergies des réseaux de développeurs amateurs lorsqu’un défi d’intérêt général est lancé.

Le débat sur la réinternalisation d’activités numériques dans l’Etat est aujourd’hui tranché : sans faire lui-même, l’Etat doit avoir la compétence pour traiter avec ses fournisseurs et partenaires, ce qui implique qu’il ait un minimum d’activité lui permettant d’être à niveau. Le Réseau interministériel de l’Etat (RIE) va être réinternalisé, ainsi qu’un peu de Cloud et probablement des outils de travail collaboratifs. Pour ce qui présente un aspect stratégique, on peut imaginer un ratio d’un agent public pour trois consultants, alors qu’il pourrait être d’un pour dix en développement. La dimension stratégique du numérique commence aussi à être mieux perçue, alors que le système d’information était jusque-là beaucoup pensé comme une fonction de support. Un autre aspect de l’évolution nécessaire dans l’Etat concerne le recrutement de ses compétences en numérique. En effet, alors qu’on assiste à une rupture technologique tous les trois ans (blockchain par exemple), il faut une dizaine d’années pour que les formations des ingénieurs de l’Etat intègrent complètement ces ruptures. L’Etat va donc avoir durablement besoin de profils atypiques, de francs-tireurs, d’autodidactes qui surfent sur les avancées du numérique. L’Etat devra avoir les moyens à la fois de les identifier, de les attirer et de les faire reconnaître, en leur offrant des conditions qui s’échappent des cadres traditionnels de positionnement et de rémunération de la fonction publique.

Les stratégies de plateformes correspondent à une informatique assez nouvelle, dans laquelle les API (interfaces de programmation des applications) jouent un rôle déterminant. Les API définissent, de façon apparente et identique pour tous, les règles du jeu de l’utilisation des plateformes. Lorsqu’il s’agit de communs, l’implication active des pouvoirs publics est importante, notamment concernant leur gouvernance. Des efforts doivent aussi être fait pour utiliser préférentiellement des standards ouverts, permettant les plus larges applications. Il faut aussi pousser l’amélioration incrémentale et continue, penser très tôt et de manière permanente la participation et l’intégration des contributions des hackers, proposer des applications qui montrent les possibilités de la plateforme et donnent des idées d’utilisations nouvelles, attirer des talents variés, gérer cette continuité entre le dedans et le dehors des institutions par des méthodes de travail agiles.

L’incubateur de services numériques :
vers une modernité de l’action publique

L’incubateur de services numériques mis en place par l’Etat est une illustration de la prise de conscience du besoin d’agilité dans un monde qui bouge : une trentaine de start-up d’Etat y travaillent aujourd’hui sur des problématiques soulevées par des administrations. 28 produits offrant de réelles améliorations ont ainsi pu être livrés six mois plus tard pour moins de 200 000 €, salaires inclus.

Observer la manière dont ces start-up s’organisent pour conduire de tels projets avec efficacité serait sans doute instructif pour nos administrations, même si tout n’est évidemment pas transposable ! Définir la finalité du produit par un slogan de performance, qui sera vérifiable à l’arrivée, est déjà une bonne manière d’engager un tel projet. Il faut aussi garantir l’autonomie des équipes, les protéger des rappels à l’ordre relativement à de multiples règles rigides mais non optimales qui gênent leur travail. En matière de sécurité numérique par exemple, ces contraintes ont poussé une équipe à développer une méthode de sécurisation agile, qui sera prochainement publiée en français et anglais.

Tout cela est porteur d’une certaine modernité de l’action publique, dans la perspective d’une puissance publique qui sache être régulateur plutôt que contrôleur. Une tendance encore mêlée d’hésitations, comme le montre l’exemple de l’arrivée d’Uber : la première réaction a été d’interdire cette « concurrence déloyale » pour les taxis, puis un projet a été monté dans l’incubateur d’Etat, pour construire une plateforme ouverte de géolocalisation de l’ensemble des véhicules de transport de personnes, qui permettrait à tous les acteurs du domaine d’imaginer et de proposer de nouveaux services. Un démonstrateur a été réalisé avec succès, mais l’Etat hésite encore à déployer cette plateforme et à endosser le rôle de « patron » de l’écosystème de transports des personnes…

Une lente mais profonde évolution est donc en cours, qui n’est pas toujours simple à conduire, et suscite de multiples questions au-delà de celles déjà évoquées ici, dont les questions d’éthique ne sont pas les moindres !