Aller au contenu. | Aller à la navigation

Outils personnels
Se connecter
Sections
Vous êtes ici : Accueil Toutes les actualités Dominique WOLTON, directeur de recherche au CNRS en sciences de la communication, dialogue avec les jeunes chercheurs du GT "Le métier de chercheur en 2030"

Dominique WOLTON, directeur de recherche au CNRS en sciences de la communication, dialogue avec les jeunes chercheurs du GT "Le métier de chercheur en 2030"

A mi-parcours des travaux du groupe inter-organismes de jeunes chercheurs, mis en place par le Réseau PROSPER pour réfléchir au métier de chercheur en 2030, il a paru utile d'inviter Dominique WOLTON, fondateur et premier Directeur de l'Institut des sciences de la communication au CNRS, pour dialoguer avec le groupe de jeunes chercheurs autour des questions de communication, notamment dans la perspective de la diffusion des résultats auxquels cet exercice de prospective conduira. Le texte ci-dessous reprend l'essentiel de ses propos introductifs.

.

Le chercheur face au triangle Information-Connaissance-Communication

Conférence de Dominique Wolton (29 janvier 2015)

Dominique Wolton a passé l’essentiel de sa vie de chercheur à construire une théorie de la communication, et surtout à observer que la communication entre les hommes ne marche jamais vraiment. Il livre au groupe de travail un certain nombre de réflexions relatives à cette question, et à la dimension de communication du métier de chercheur. Rappelant que le chercheur, comme l’artiste, est un créatif parce qu’il s’échappe de la pensée conventionnelle, il souligne la complexité du positionnement actuel du chercheur, qui doit savoir rester en retrait et protéger sa manière de penser différente vis-à-vis d’une forme de normalisation et d’uniformisation sociale, tout en étant projeté au cœur des enjeux d’une économie de plus en plus basée sur la production de connaissances. La retranscription faite ici reprend l’essentiel des idées exprimées au cours de cette conférence.

 

Savoir communiquer, un enjeu de guerre ou de paix

Communiquer est quelque chose de très difficile. Chacune et chacun d’entre nous en a fait l’expérience : nos vie sont faites d’actes d’incommunication ! En faire un champ de recherche est encore plus difficile : il a fallu se battre pour faire reconnaître la communication comme un domaine scientifique, car d’une manière générale les sciences sociales détestent la communication. C’est beaucoup plus simple de faire une théorie de l’information que de la communication. L’information, c’est le message lui-même, alors que la communication, c’est la relation, c’est l’autre. Et le récepteur n’est jamais en ligne avec l’émetteur. Les seuls moments de communication vraie se trouvent dans l’état amoureux, mais cela ne dure que le temps de la communication-fusion. Puis on passe à la communication-négociation. En fait, la communication est ce que nous recherchons tout au long de notre vie, de notre naissance jusqu’à notre mort.

Tout ceci se résume par : « informer n’est pas communiquer » et « communiquer c’est négocier ». Qui dit négocier dit que c’est le début des problèmes, car les valeurs, les hiérarchies, les systèmes symboliques, les langues, les histoires, rien n’est semblable. La communication est donc au cœur de l’anthropologie, et plus largement de toute société. L’enjeu de la communication, c’est la capacité de négocier pour préserver la paix, à toutes les échelles et à tous les niveaux, de la paix des ménages à la paix dans le monde. Dans un monde devenu transparent, petit, interactif, la communication est devenue la grande question du 21e siècle : comment vont cohabiter 2,5 milliards d’individus qui ne se comprennent pas, ne s’aiment pas, n’ont rien à se dire mais sont inondés d’images et d’informations les uns des autres ?

 

L’utopie de la solution technologique

Les sciences dans leur ensemble font peur. A l’issue de la première guerre mondiale, la vision des horreurs auxquelles avaient conduit les armements imaginés par les scientifiques, a fortement écorné l’image positive dont ils disposaient jusqu’alors. La folie des hommes est apparue encore plus nettement lors de la seconde guerre mondiale, à travers l’efficacité rationnelle et scientifique avec laquelle a été menée la politique nazie. Des comportements du même type se perpétuent aujourd’hui encore dans différentes parties du monde. La science est ainsi montrée du doigt dans ce qu’elle permet à l’homme, qui n’est décidément pas rationnel, de s’autodétruire.

Curieusement, le seul domaine qui échappe à cette suspicion généralisée, c’est celui de l’information. Il n’y a plus d’esprit critique lorsque l’on parle de science collaborative et de bien commun. D’ailleurs il n’y a pas d’histoire des techniques de communication. Dans la pratique, on observe un décalage constant entre l’idéalisme humain et ce que peut apporter la technologie, décalage qui se matérialise par tous les échecs des utopies de la radio, de la télévision, des phalanstères… Et pourtant, à chaque fois, on recommence en partant de la technologie, en pensant que, cette fois-ci, ce sera la bonne pour enfin communiquer. Ce qui est intéressant d’observer dans ces essais successifs, ce n’est pas l’échec des technologies, mais la force idéaliste des hommes qui réinvestissent à chaque fois dans les technologies. Donc, dans la communication, ce qui est intéressant n’est pas la technique, mais l’homme et la société.

 

Entre science et société, trouver la bonne distance…

Depuis la fin de la seconde guerre mondiale, le monde scientifique n’est plus dans une place à part, hors de la société. Toute la question est de savoir jusqu’où le monde scientifique doit être en interaction avec la société, à partir de quand il doit s’autodéterminer ou ne pas répondre à des demandes de la société qui sont folles. Le rapprochement entre science et société, au titre des valeurs démocratiques, ne va pas dans le sens de cette mise en place d’une distance. D’ailleurs, le monde scientifique est plutôt conformiste, il veut rester en bons termes avec le pouvoir politique (qu’il soit de droite ou de gauche) qui lui assure le financement d’infrastructures lourdes. On va donc dans le sens d’une idéologie majeure de nos jours, qui est l’idéologie de la continuité (entre les disciplines, entre science et société, etc.).

Une rupture majeure serait de passer de l’idéologie de la continuité, qui a cours aujourd’hui, à une acceptation de la discontinuité. Il y a un moment où le monde de la connaissance n’a plus rien à voir avec le monde de la politique, avec le monde de la communication, avec le monde du business. Les scientifiques n’ont pas raison, ils pensent différemment. La création en science relève de ressorts semblables à la création en art, en religion… Un vrai créatif est toujours quelqu’un qui est « à côté ». Dans nos sociétés transparentes où tout le monde voit tout, on ne supporte plus la discontinuité. L’impérium démocratique, qui postule que l’on parle de tout, devient « totalitaire ».

 

… de même que vis-à-vis des forteresses disciplinaires !

L’enjeu pour la recherche, c’est la parcellisation des savoirs. Puisque la recherche devient une industrie, on parcellise les savoirs, on travaille en silos. Se spécialiser permet de se construire une carrière, mais fait perdre l’intelligence globale. L’interdisciplinarité bilatérale a toujours existé (coopération deux à deux) : un mathématicien avec un informaticien, etc. Mais l’interdisciplinarité qui traverse les disciplines et oblige à créer des concepts nouveaux (voire des disciplines nouvelles), c’est autre chose. Néanmoins, malgré les conflits entre les disciplines, on a quand même vu monter des sciences interdisciplinaires depuis cinquante ans. On est ainsi passé de la physique aux sciences de l’univers, de la biologie aux sciences du vivant. On a vu la naissance des sciences de l’ingénieur et des sciences de l’environnement… On pourra sans doute y ajouter un jour les sciences de la communication, comme étant une réflexion constante sur la nature des interactions et des combinaisons.

Il n’y a pas de création sans révolte vis-à-vis de l’ordre établi, que ce soit celui de la science qui devrait toujours répondre à la société, ou celui des disciplines scientifiques confites dans leur orthodoxie. L’interdisciplinarité, c’est au départ de l’incommunication, mais c’est aussi une tentative de communication.

 

La science au cœur du capitalisme ?

Au-delà de ces deux questionnements vis-à-vis des interactions avec la société et vis-à-vis des forteresses disciplinaires, un troisième questionnement est de savoir jusqu’où on est capable de défendre des valeurs de la connaissance qui ne soient pas des valeurs marchandes. Car si les connaissances deviennent le cœur de l’économie, alors la science devient le cœur du capitalisme. On n’est plus dans la sérénité des laboratoires, mais dans une compétition féroce. Si la connaissance constitue le carburant du 21e siècle, la comparaison avec ce qu’a engendré le pétrole comme conflits au 20e siècle n’est pas un bon présage.

Ainsi, si les universitaires (au sens large) ne sont pas capables de penser les rapports science-société d’une part, l’interdisciplinarité d’autre part, ils seront avalés par la machine économique, même s’il restera toujours quelques « monastères » pour se ressourcer. Ce qui a construit l’Occident, du 16e au 20e siècle, c’est l’autonomie de la connaissance, ce qui représente une valeur inouïe. Dans l’évolution de la situation que nous vivons aujourd’hui, ce ne sont pas les « méchants capitalistes » qui sont à l’œuvre, c’est au contraire l’aboutissement des valeurs humanistes et démocratiques qui ont construit cet Occident.

 

Plus que jamais besoin des sciences humaines

Pour un chercheur, le problème de l’information est qu’il va crouler sous l’information. Le Big Data est partout. Mais l’accès n’est pas l’usage. L’erreur est de confondre information et connaissance, information et création, information et hasard. Si l’information circule partout, il y a par contre des inégalités en matière de connaissances, entre les continents, entre le nord et le sud. Et les sciences de l’homme n’apportent pas de réponse à tous ces problèmes.

En « sciences dures » (physique, chimie…), on observe un progrès au fil des derniers siècles. Mais en sciences de l’homme, il n’y a aucun progrès. L’homme est tout autant (et même plus aujourd’hui) capable de détruire ce qu’il a mis des siècles à construire. Dans ce contexte, les vraies sciences « dures », ce sont évidemment les sciences sociales ! Car il est plus facile de faire de la physique que des sciences sociales, qui sont désespérantes… même s’il y a des utopies réconfortantes, comme celle de l’Europe qui se construit malgré tous les obstacles.

Une autre question posée aux sciences sociales est celle des sciences collaboratives ou participatives. Est-ce une utopie et jusqu’où peut-on aller ? Si on sait bien que l’information n’est pas la communication, il faut aussi comprendre que l’interactivité n’est pas plus synonyme de communication. Pour accéder à la connaissance, il faut du temps et de la lenteur. Le déferlement des mails et l’accélération des échanges ne vont pas dans ce sens. Quand a-t-on encore le temps de produire une idée neuve ? Autrement dit ce n’est pas parce que tout le monde peut accéder aux informations et aux connaissances qu’il s’agit de sciences collaboratives ! Les questions de hiérarchie des compétences demeurent, ainsi que les inégalités face à la création !

 

Et une nécessaire réflexion sur « le carré des connaissances »

Pour rester maître de son destin, chaque chercheur devrait réfléchir en permanence à un certain nombre de choses. La première concerne l’épistémologie comparée des sciences. Une telle réflexion est vitale pour comprendre où il se situe.

Ensuite, il devrait conduire une réflexion critique sur les controverses et les expertises. En effet, dès que la science est conflictuelle, le politique demande une expertise. Un expert est quelqu’un qui est capable de donner une réponse à un problème, tout l’inverse du chercheur. Le chercheur ouvre les problèmes, alors qu’on attend de l’expert qu’il sache les clore. Prendre les scientifiques pour faire des expertises est donc un piège. Par ailleurs, le chercheur étant un trublion, il ne devrait pas pouvoir être fonctionnaire.

Enfin, le chercheur devrait réfléchir sur ce que sont les « industries de la connaissance », ensemble d’activités relatives à l’information, la connaissance, la culture et la communication, qui sont au cœur de l’économie actuelle, et sur la manière dont il se situe par rapport à elles. Plus précisément, aucun chercheur ne devrait pouvoir échapper à une réflexion sur les relations qui existent dans la société entre information, connaissance, culture, et communication. Ces quatre constituants sont indispensables au carré des connaissances constitué par les angles suivants : épistémologie comparée – expertise et controverses – étude de la connaissance – rapport entre sciences, techniques et société.

 

L’enjeu de la diversité culturelle

Il n’y a pas de langue mondiale. Or la connaissance ne progresse que dans la langue dans laquelle on pense, on rêve. Il n’y aura donc pas de science universelle sans préserver et respecter la diversité linguistique, sans assurer l’universalité de la traduction des langues. Or cela n’est pas la tendance actuelle. La question est d’importance, c’est une question de paix ou de guerre au 21e siècle. Pour chacun d’entre nous, cette diversité linguistique se traduit par un besoin de maîtriser plusieurs langues : la langue maternelle (qui peut être très locale), la langue nationale, l’anglais (moyen universel de se faire comprendre), et une ou deux langues étrangères (pour pouvoir échanger).

Cette nécessité de diversité soulève évidemment une autre question, qui est celle de la tolérance vis-à-vis d’autres approches, d’autres cultures, d’autres hommes. Dans ce domaine, on n’observe malheureusement aucun progrès. Pour le chercheur, qui doit cultiver sa différence pour être créatif, c’est donc une vraie question. Car s’il sait qu’il n’y a pas de connaissance sans autonomie, sans autisme d’une certaine manière (même si le chercheur aujourd’hui ne peut plus être autiste comme il lui était possible de l’être par le passé), il sait aussi qu’il est au cœur des enjeux politiques du 21e siècle, puisque c’est à partir de la connaissance que vont se construire les rapports politiques et militaires. Donc tout se complique pour le chercheur. Le drame est que les autorités scientifiques et politiques ne veulent absolument pas qu’il y ait une réflexion là-dessus. n’accélèrent pas la réflexion sur ces questions essentielles. Les scientifiques qui rient volontiers de la langue de bois, y recourent pourtant souvent pour réduire la question de leur rapport à la société à celle de la science toujours pure et désintéressée, par rapport à la société ou aux politiques qui seraient « impurs »…

 

Diversité : l’environnement mieux traité que l’homme

Aujourd’hui, il ne viendrait plus à l’idée de personne de contester l’importance de la diversité biologique et environnementale. La biodiversité est devenue une valeur mondiale et on peut s’en féliciter. Par contre, personne ne se soucie de préserver la diversité linguistique et culturelle, pourtant cœur de la création humaine. Une convention sur la diversité culturelle a bien été signée il y a dix ans à l’Unesco – et ratifiée par près de cent cinquante pays – à l’issue d’une bataille gigantesque dont la France avait pris la tête, suivie par l’Europe. Seuls les Etats-Unis avaient voté contre (suivis par Israël), percevant bien que ceci remettrait un jour en cause la concentration mondiale de la culture et de la communication qu’ils poursuivent en ayant la main sur tous les réseaux.

Mais de tous ces Etats qui ont signé et ratifié cette convention, pas un ne s’occupe réellement de la diversité culturelle. Quand allons-nous avoir l’équivalent de la COP21 dans le domaine de la diversité culturelle ? Le drame de Lampedusa (sans parler de Mayotte, de Calais, etc.) n’est-il-pas d’une importance comparable à celui de pays affectés par le réchauffement climatique ? Autre illustration comparative : à Paris, il y a une vraie volonté de progrès dans la qualité de l’air, en supprimant les véhicules polluants. Mais côté humain, on a aussi supprimé tous les bancs sur lesquels s’asseyaient les personnes que l’on ne tolère pas (clochards…).

Donc les chercheurs ne doivent pas chercher à s’aligner sur les standards américains, se positionner dans un classement mondial uniformisé, mais au contraire cultiver la différence qui fait leur richesse. L’Europe détient depuis le 15e siècle une richesse telle qu’elle est bien au-delà de ce qu’on essaie de nous faire croire, en parlant de la soi-disant supériorité des grandes universités américaines. En matière de rapports entre science et société, l’Europe a soixante-dix ans d’avance : est-ce le moment de vouloir coller aux modèles de Princeton, de Yale ou de Shanghai ?

 

En conclusion :
Chercheurs français, arrosez le peu d'indiscipline que vous avez !

Tout est plus compliqué dans le monde d’aujourd’hui, mais c’est plutôt une bonne chose !

Pour l’avenir de la science, et plus largement de la société, il faut que les scientifiques soient autonomes. Ils ne doivent pas être totalement socialisés. Ils doivent être les premiers à dire que l’idéologie de la continuité est la pire chose, qu’il n’y a pas de connaissances sans discontinuités, que tout le support informationnel au niveau mondial ne changera rien à la difficulté de la création, et que l’enjeu du 21e siècle n’est pas tant écologique que culturel, dans le respect de la diversité entre des hommes qui n’ont pas la même couleur de peau, ne parlent pas la même langue, et agissent d’une façon que l’on ne comprend pas.

La France a la chance d’être aimée partout dans le monde, car elle reconnaît plus cette diversité culturelle et a moins tendance que d’autres à considérer que le chercheur issu de Yale est évidemment culturellement supérieur au chercheur issu d’un pays d’Afrique noire. C’est donc un atout important. Par ailleurs, la langue française – que seuls les Français de défendent pas bien ! – est une langue universelle, notamment à travers trois atouts : c’est la langue de l’amour, c’est la langue de la liberté, c’est la langue de la politique.

Il n’y a que 250 millions de francophones dans le monde, mais les langues romanes (qui ont le latin comme racine) sont parlées par un milliard de personnes, dont la moitié en Amérique latine. Ce fondement culturel commun est une force dont il faut avoir conscience, face à l’anglais et au chinois.

N’ayons donc pas peur de sillonner le monde en nous présentant comme scientifiques français, et d’être résolument les ambassadeurs du style français (la « French Touch ») !