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Daniel AGACINSKI, philosophe, auteur de l’étude "Expertise et démocratie : faire avec la défiance" pour France Stratégie, est invité par le Réseau PROSPER sur la question du devenir de l’autorité de la parole scientifique

Dans le prolongement de l'étude conduite pour France Stratégie, il s’agissait d’observer les leçons que l’on peut tirer de ce travail sous l’angle de l’autorité de la parole scientifique, de l’autorité de l’institution qui porte le savoir scientifique sur la scène publique.

 

Principaux aspects abordés par Daniel AGACINSKI dans sa présentation :

Parole scientifique et expertise, de quoi parle-t-on précisément ?

Aborder la question de l’autorité de la parole scientifique, c’est s’intéresser au rôle du scientifique en dehors de son domaine propre, en dehors du champ dont il a la maîtrise. Il y a en effet une grande différence entre la régulation interne à la communauté scientifique, assurée par les pairs dans un régime revendiqué d’autonomie, et ce qui va se passer dans un cadre où ce ne sont pas les scientifiques qui déterminent les règles, les modalités de leur intervention et encore moins de leur réception.

C’est précisément de cette situation qu’il s’agit, lorsqu’on parle de façon plus générique du concept d’expertise. L’expertise n’est ici pas comprise comme un métier, comme une discipline, mais comme étant une situation, un rôle dans une relation, et plus précisément le rôle de celui qui est sollicité pour le savoir qu’il est supposé détenir, afin d’éclairer un acteur demandeur, que celui-ci soit décideur public, acteur public, citoyen…

Ce qui caractérise l’expertise, c’est donc son lien à l’action (possible ou effective, immédiate ou différée), sa relation avec le non-expert, le rapport d’écoute dans une dépendance mutuelle où l’offreur d’expertise dépend de la demande formulée, et le demandeur d’expertise du savoir mobilisé. Cette sollicitation de l’expert suppose donc une forme de confiance mutuelle.

L’inquiétude du monde scientifique face à une défiance ressentie

Le premier enjeu est de mesurer l’état des rapports de confiance et de défiance qui traversent ces relations constitutives de l’expertise. Au-delà d’outils comme le baromètre du CEVIPOF dans le champ politique ou de l’IRSN pour ce qui concerne le nucléaire, il n’existe pas en France d’outil qui permette de se faire une idée complète (à la fois longitudinale, transversale, multilatérale) du « qui fait confiance à qui ».

Vu du côté des scientifiques en situation d’expertise, le diagnostic spontané est celui d’une crise de confiance : « on ne nous écoute plus », « notre parole est mise au même plan que celle de profanes qui ne connaissent pas le sujet », le tout très souvent dans un contexte d’idéalisation d’un âge d’or – à une date qui reste assez indéterminée – où la parole de l’expert était vénérée et respectée. Des signes d’inquiétude, voire de panique, se font jour à travers des réactions telles que « La marche pour la science », qui visait plus à dénoncer la défiance institutionnelle que populaire (même si la défiance institutionnelle suppose implicitement de s’appuyer sur une défiance populaire), la résolution de l’OPECST sur « La science et le progrès dans la république », ou encore le texte du Comité d’éthique du CNRS « Quelles nouvelles responsabilités pour les chercheurs à l'heure des débats sur la post-vérité ? ».

Cette inquiétude s’accompagne très rapidement de l’apparition de boucs émissaires : les politiques qui ne comprendraient rien et ne s’intéresseraient pas aux savoirs, les journalistes qui comprendraient encore moins et imposeraient aux chercheurs de s’exprimer dans des temps qui ne permettent absolument pas d’exprimer la complexité de ce qu’ils ont à dire, le numérique qui serait porteur de toutes les fausses nouvelles et de toutes les mystifications, et en dernier ressort les citoyens qui seraient ignorants et ne comprendraient rien. Il en découle une tentative d’avoir des réponses du même ordre, qui consistent à vouloir reprendre la main : on va former, on va réguler les expressions, on va interdire à certains acteurs d’exprimer certains points de vue considérés comme contraires à la science…. L’idée sous-jacente est donc de refuser l’hétéronomie, d’aller vers une redéfinition des règles du jeu, applicables au monde entier, par la seule communauté scientifique.

Un diagnostic de panique plus ou moins fondé

Selon les sondages d’opinion, les professions scientifiques restent pourtant parmi celles qui sont jugées comme étant les plus dignes de confiance. Un découplage très net apparaît néanmoins entre la confiance dans la parole des savants dans l’exercice de leur activité de savant, et une défiance à l’égard des usages possibles des savoirs des savants. Par ailleurs, le monde du numérique est bien moins horizontal que ce qu’on veut bien faire croire. Bien sûr, tout un chacun peut publier n’importe quoi sur n’importe quel sujet. Mais à cette égalité virtuelle de publication ne correspond en aucun cas une égalité réelle de visibilité. Les temps passés sur ces sites de publication libre sont sans rapport avec les temps beaucoup plus importants passés sur les médias traditionnels d’information (rapport 1 à 100, voire 1 à 200), même si ces derniers voient leur fréquentation et leur prestige s’éroder. Enfin, une certaine défiance a toujours existé vis-à-vis des applications de la science, lorsque des suspicions de conflits d’intérêts apparaissent, comme cela a toujours été le cas à l’encontre de la vaccination.

On observe néanmoins quelques changements importants de contexte. Tout d’abord une évolution radicale du niveau de formation de la population : il y a trente-cinq ans, 10% de la population âgée de 25 à 64 ans avait un diplôme d’études supérieures et 60% un niveau inférieur au baccalauréat, aujourd’hui ces chiffres sont respectivement passés à plus de 30% et moins de 25%. Ceci n’est pas à traduire directement en défiance, mais à comprendre comme un changement dans le rapport au discours d’autorité. En effet, une plus grande éducation réduit la distance sociale, le prestige de la connaissance estampillée qui peut plus facilement être critiquée ou mise en doute.

Par ailleurs, une série de « scandales » (ou doit-on plutôt dire « affaires », « problèmes »… ?) essentiellement sanitaires et environnementaux ont, au cours des quatre dernières décennies, fortement marqué l’opinion : Tchernobyl, sang contaminé, Médiator, vache folle… Ils ont conduit à renverser la charge de la preuve de la qualité et de l’intégrité de la connaissance elle-même, et bien plus encore des interactions entre les producteurs de ces connaissances et les décideurs publics. La présomption de compétence et d’intégrité de l’expertise, qui a pu exister avant ces événements, n’existe plus dans l’opinion actuellement.

Enfin, l’expertise publique qui a permis la croissance économique et le partage des richesses dans les trente glorieuses (à travers des institutions comme le Plan, l’INSEE, le Trésor, etc.) n’est plus en capacité aujourd’hui d’assurer la prospérité attendue, sa pertinence est donc de plus en plus remise en question.

La bonne attitude : faire avec la défiance

Dans ce contexte, que peut-il rester comme rôle de la parole scientifique et comment le jouer ? Il s’agit tout d’abord d’accepter l’hétéronomie du champ de l’expertise. Il faut comprendre les codes de ce monde qui soumet la parole scientifique à des règles qui ne sont pas les siennes, et où le fair play scientifique n’est pas toujours présent, y compris du fait du travestissement des règles de la production scientifique par des acteurs de mauvaise foi dans le champ de la parole publique.

Toute l’histoire du climato-scepticisme relève de ce détournement par des « marchands de doutes », qui prennent les habits de la rigueur scientifique pour valoriser le doute, l’incertitude, le caractère non définitif de certains savoirs, afin de fragiliser ceux qui apportent des résultats. La difficulté, si elle est en partie conjoncturelle, est de ce fait également structurelle. Il s’agit, pour le savant, d’intervenir dans un débat où l’arbitre n’est pas lui-même savant.

Trois points d’attention pour l’avenir

Le premier point d’attention concerne la confusion qui existe dans le débat public entre ce qui relève de l’étude exploratoire des risques et les décisions qui sont censées tirer les leçons de ces évaluations des risques. Le statut de l’incertitude est en effet assez différent, suivant qu’il s’agit d’un travail scientifique ou d’un acte administratif. Dans le travail scientifique, l’incertitude est un aspect constitutif du processus de recherche, alors qu’il s’agit d’un élément de contexte dans la décision publique, que l’on cherche à réduire par l’expertise mais face auquel il n’est pas possible de suspendre son jugement, puisqu’une décision est à prendre.

Cette confusion est parfois entretenue par des acteurs politiques, qui cherchent à faire croire qu’ils ont réussi à se débarrasser de l’incertitude en prenant appui sur un discours scientifique dont la dimension d’incertitude est effacée dans la façon dont ils se le réapproprient. Il y a donc là une responsabilité du scientifique, malgré ses pouvoirs limités, de lutter contre cette instrumentalisation, cette utilisation d’une connaissance comme étant définitive lorsqu’elle ne l’est pas, et qui risque de l’entraîner dans le discrédit dont le politique peut être l’objet lorsqu’il utilise à mauvais escient un savoir indisponible.

Le second point d’attention concerne la tentation illusoire de se retrancher dans une représentation du monde des idées qui serait partagé en deux sphères étanches, celle des faits d’un côté et celle des valeurs de l’autre. C’est souvent ainsi que l’expert voit son rôle comme étant l’arbitre des faits, laissant le champ des valeurs et des préférences à des acteurs autres que lui (c’est d’ailleurs une partie de la façon dont il justifie sa propre existence). Néanmoins, l’expert qui serait tenté de se situer au-dessus de la mêlée, en n’apportant qu’un diagnostic objectif sur lequel les préférences pourraient se déployer, oublierait notamment que les faits mis en débat sont toujours peu ou prou empreints de normativité, ne serait-ce qu’à travers les raisons qui conduisent à les rechercher, à les établir et à les prendre en compte. Par ailleurs, la fonction de synthèse, qui agrège les faits implique inévitablement de la hiérarchisation, de l’ordonnancement des données, de l’interprétation de ces données, qui supposent eux-mêmes l’application de critères d’importance et de valeur.

Enfin, le troisième point d’attention est lié aux deux premiers : l’expert ne détient pas lui-même la clé du rôle qu’il joue. Elle est essentiellement détenue par celui qui lui adresse la question, qui formule la sollicitation. L’expert ne va donc pas décider de la façon dont sa parole s’insère dans le processus, même s’il lui est parfois possible d’influencer la façon dont les questions lui sont posées. Une façon d’influencer la façon de poser la question est d’être très clair sur les limites des savoirs scientifiques, sur les aspects sur lesquels on peut répondre et ceux sur lesquels on ne peut pas répondre. Ceci vaut en matière d’évaluation, où on trouve des « marchands d’évaluation publique » qui promettent des résultats qui ne pourront être atteints, avec des déceptions et parfois de lourdes conséquences. Ceci vaut aussi dans le champ de la prospective, où le risque de ruiner sa crédibilité (et celle de l’écosystème auquel on appartient) par des affirmations mal fondées est permanent. Mais cette modestie dans les promesses, gage de sincérité, ne va pas empêcher les manipulations par des acteurs de mauvaise foi. Elle est néanmoins une première étape indispensable dans la reconquête progressive d’une certaine confiance.