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Vous êtes ici : Accueil Rubrique "Point de vue" PROSPECTIVE ÉNERGÉTIQUE : La bataille des scénarios

PROSPECTIVE ÉNERGÉTIQUE : La bataille des scénarios

Fédérations professionnelles, ONG, services de l'Etat, organismes publics, mouvements citoyens…: chacun y va aujourd'hui de son ou de ses scénarios énergétiques pour l'avenir de la France. Chiffres à l'appui, chacun démontre quel est, sans contestation possible, le meilleur mix énergétique du futur pour notre pays. Et, sans surprise, le verdict chiffré du modèle numérique utilisé vient conforter l'idée que chacun se faisait au départ de la meilleure option possible.

Il faut à la fois se réjouir et s'inquiéter de cet usage de la prospective.

Se réjouir d'abord, car la place prise aujourd'hui par la prospective énergétique dans le débat public montre un souci de l'avenir, une prise de conscience de la non-durabilité de certains aspects de notre modèle économique, un impératif de changement que nos amis Britanniques résument d'une formule : "Business as usual is not an option".

S'inquiéter ensuite, car il y a un malentendu fondamental dans le débat prospectif actuel : l'expertise qui est faite des scénarios est essentiellement d'ordre technique, alors que le fond du débat est pour une large part sociétal. Car ce sont d'abord des visions du monde qui s'affrontent, et non des options techniques dans un modèle de société figé.

Bien sûr, les experts pointent avec raison les faiblesses et limites techniques de certains modèles utilisés, comme l'insuffisance de rebouclage des sorties sur les entrées (illustrée par l'incohérence de certains scénarios fondés sur un pétrole de plus en plus cher, conduisant à développer des solutions de substitution si performantes que le pétrole en devient de moins en moins cher). Ils pointent aussi la méconnaissance de certaines données, ou des hypothèses techniquement impossibles.

Il serait néanmoins illusoire de croire que la divergence des points de vue, sur le futur énergétique de la France, se réduira par une sophistication toujours plus grande des modèles technico-économiques utilisés, et le développement de bases de données toujours plus complètes et plus précises. Bien sûr, de tels outils seront toujours nécessaires, pour élaborer une certaine connaissance quantitative des futurs envisagés, et il faut les faire progresser. Mais le fond de la contestation observée actuellement est pour une bonne part en amont des simulateurs et des données qui les nourrissent : il est dans le fait que ces modèles ne sont pas absolus, ni même neutres en soi : ils sont la traduction mathématique de la compréhension qu’ont leurs auteurs des règles et des comportements qui gouvernent le monde aujourd’hui, à l’intérieur d’un certain champ de validité lié aux observations sur lesquelles ces modèles ont été testés et calibrés. Et c’est là que le bât blesse, d'abord parce que ces modèles sont souvent utilisés un peu au-delà de leur champ de validité, ensuite –et surtout– parce que le monde change et voit peu à peu les règles et les comportements qui le régissent évoluer avec l’émergence de nouveaux paradigmes sociétaux, de nouvelles représentation du monde.

Chaque représentation du monde a son modèle mathématique associé. Changez de représentation du monde –c’est-à-dire décrivez d’autres dynamiques pour régir son fonctionnement– et vous aurez besoin d’un nouveau modèle. Car si chaque modèle permet bien de construire un bouquet de scénarios quantitatifs en faisant varier différents paramètres et grandeurs d’entrée, d’un point de vue purement prospectif le résultat s’apparente plus à une étude de sensibilité du modèle aux variations de différentes grandeurs pour un même ordre global du monde, qu'à l’exploration de l’éventail des possibles correspondant à des ordres du monde différents.

Or c’est à un ordre du monde différent que va nous mener la transition énergétique en cours, parce que les changements de technologies vont aller de pair avec des changements de fonctionnement de la société. Ainsi, nous n’avons pas de modèle technico-économique précis correspondant au système énergétique diffus auquel nous mène la montée en puissance des renouvelables, parce qu’aujourd’hui encore, nous n’avons pas une représentation claire de la manière dont il va fonctionner. La compréhension qualitative précède nécessairement sa traduction mathématique.

Une illustration de cette problématique est donnée par l'approche de l'association négaWatt : la vision du monde de négaWatt relève d'un autre modèle que celui que décrit la technico-économie actuelle. On ne peut donc pas caractériser l'un avec les outils de l'autre. C'est ce qui a fait l'embarras de multiples experts ayant produit des tableaux comparatifs de scénarios, tout en soulignant que "ce n'est pas vraiment comparable".

Pourtant, il va bien falloir faire des choix. C'est à cela que doit servir la prospective. Ceux qui ne présentent qu'un seul scénario quantitatif ont déjà fait leur choix : il est à prendre ou à laisser. Ceux qui présentent plusieurs scénarios quantitatifs, issus du même modèle, proposent un éventail de possibles, qui ouvre un débat. Est-ce mieux ? Pas toujours, car en focalisant le débat sur ce qu'on fait varier, on occulte tout ce qu'on a fixé par ailleurs, et qui correspond parfois à des choix bien plus forts que ceux que l'on met en débat. Finalement –on en revient toujours au même point–, le vrai débat prospectif devrait bien plus porter sur les prémisses des modèles et des scénarios produits, c’est-à-dire sur les représentations du monde futur, les visions des évolutions possibles de la société en matière de valeurs, de modes de vie, de redistribution des rôles institutionnels, etc. en interaction étroite avec les possibles issus des évolutions technologiques.

C'est pourquoi on ne peut que regretter que le débat prospectif actuel sur la transition énergétique soit essentiellement centré sur la transition technologique (le futur du "mix énergétique"), sans le replacer dans la perspective plus large de la transition sociétale qu'elle va induire. On peut à cet égard tirer enseignement de ce qui fait la différence entre Jules Vernes, visionnaire technologique dans une société globalement inchangée –donc décrivant des futurs qui n'arriveront jamais–, et Eugène Robida qui, s'intéressant aux évolutions conjointes des technologies et des modes de vie, imaginait déjà avant 1900 l'industrie agro-alimentaire pour libérer la femme de tâches ménagères, ou encore le journal télévisé, le télé-achat et la téléconférence grâce au "téléphonoscope".

Construire de telles représentations qualitatives de l’avenir, c’est déjà faire un pas vers leur possible réalisation. Car l’avenir n’est pas écrit d’avance, il est à « inventer ». Celui qui « invente » l’avenir se donne les moyens de le réaliser à son profit. C’est bien cela qu’ont compris les différentes parties en présence dans le débat sur l’énergie, chacune proposant le scénario énergétique correspondant à sa vision, ses valeurs ou ses intérêts.

Vouloir réduire le débat prospectif sur notre futur énergétique à la comparaison de chiffres aseptisés, issus de modèles mathématiques dont on aura oublié le champ de validité, les biais, voire les partis-pris, serait assurément passer à côté du véritable enjeu de long terme : imaginer des futurs qui relèveraient d'autres modèles que ceux qui ont cours aujourd'hui, et qui offriraient à la fois durabilité et prospérité dans le cadre du grand basculement civilisationnel que nous vivons actuellement : le passage d'une quête immémorielle de nouveaux territoires à la gestion d'une Terre dont on a atteint les limites. Bref, "réinventer le monde" en misant sur la croissance du BIB* plutôt que du PIB.

Bernard DAVID
Membre du Réseau PROSPER

le 13 novembre 2012


*Le concept de Bonheur Intérieur Brut (BIB) inventé au Bhoutan en 1972 a été repris en mai 2011 par l'OCDE, qui a classé la France 24e sur 34, alors qu'elle est 5e au plan du PIB.